9 - LE BAIN DE LARMES

Pays Toraja

Région de Rantêpao

Sulawesi – Indonésie

 

Hortengul avança sur la pointe de ses pieds nus entre les tentures noires que Pinocchio avait tendues du sol au plafond dans la vaste salle de bains. La baignoire elle-même était ceinte de gaze noire et les marches qui y conduisaient étaient également laquées de noir. Cramponné au petit doigt de la main gauche de Pinocchio, Hortengul, délesté de ses vêtements, découvrit le décor sinistre.

— Je n’aime pas cette ornementation, grogna-t-il en forçant une moue de dégoût. C’est sot et triste.

Il lança sur son souffre-douleur un regard acéré, plein de sous-entendus :

— Aurais-tu voulu commettre quelque allusion à ma mort, saurien stupide ?

— Ne vous laissez pas abuser par l’apparence des choses, Sire, balbutia Pinocchio, incommodé soudain par une bouffée de chaleur.

Une musique légère, jouée à la flûte, s’éleva, accompagnée de gazouillis d’oiseaux.

— Ah ! se réjouit le Président-Gouverneur. Ces quelques notes apportent de vagues dorures à toute cette noirceur. C’est un tout petit peu moins mal. J’espère pour toi, criquet malveillant, que de délicieuses surprises de cet acabit diminueront l’effet de la mauvaise impression.

Des ibiscus, des œillets, dégringolèrent en vagues du sommet des tentures, roulèrent devant l’étrange couple.

— Voilà qui ne manque pas d’intérêt, évalua Hortengul, encore méprisant, mais ne correspond pas à l’idée de féerie que commandait un Éloge à la Poésie Pure. Tu me déçois, comique de bas étage. Je vais te…

Le maître se tut car les rideaux bougeaient, se soulevaient par endroits. Contre toute attente, des enfançons jaillirent de sous les froufrous, s’éparpillèrent dans l’allée. Dans le plus simple appareil, ils tapaient des mains et se trémoussaient, s’entrecroisaient, disparaissaient sous les étoffes et réapparaissaient plus loin. Un large sourire de satisfaction déforma le menton d’Hortengul ; la prise de Constantinople prit de curieuses bosselures.

— Tu as bien fini par m’amuser, Pinocchio de malheur, railla-t-il. Je t’aime, sombre cloche.

Les chérubins continuèrent leur danse attendrissante, mais l’un d’eux, un grassouillet bonhomme haut comme trois pommes, glissa sur une fleur et s’étala sur le carrelage, la face contre le sol.

— Oh, le pauvret ! s’écria Pinocchio qui s’arracha au contact d’Hortengul pour aller secourir le malheureux.

— L’idiot, oui ! reprit Hortengul en rattrapant son inséparable valet. En plus, il crie ce monstre. J’ai horreur de ça.

Du pied, il chassa le petit importun et les autres qui, subitement, ne l’amusaient plus.

— Détestables mômes, rugit-il. Et que cette flûte niaise arrête de nous casser les oreilles, par Bouddha !

La musique se tut. Les voiles s’immobilisèrent.

— Enfin la paix, soupira le Président-Gouverneur. Mon biquet, aide ton Empereur à gravir les marches célestes, aide-le à pénétrer dignement dans le bain de larmes.

Pinocchio s’arc-bouta, écarta quelques fleurs, prit appui sur le bord de la baignoire, présenta son épaule. Hortengul crocha les chairs d’une main ferme, se hissa par-dessus la gaze, l’enjamba, se laissa glisser dans le récipient sans lâcher prise.

— Ah ! gémit-il, jouissance de mes mollets, de mes cuisses, de mon auguste cul ! Jouissance de mon aiguillon à percer les minets, de mes épaules de chef, de mon cou, de mes bras, de mes mains ! Jouissance de Dieu, bougre d’âne !

Béat, il s’immobilisa, acheva :

— Ne prononce plus une parole, ne dit rien surtout.

Pinocchio, qui n’avait pas compris, se pencha :

— Pardon, Maître ?

— Veux-tu te taire, tête de paille !

Il frappa du poing la surface de la baignoire.

— Je veux le silence, comprends-tu, cerveau de cendre, afin d’entendre pleurer ce bain. Je tiens à profiter de ce clapotis douillet. Chut ! Écoute ces larmes vierges… Floc, floc, et floc… Cette musique-là n’est-elle pas plus céleste que le bruit vulgaire de ta flûte, navet creux ?

Pinocchio acquiesça. Tout en hochant la tête, il serra ses mains sur ses tempes. Il appréhendait le moment de l’interrogatoire qui venait toujours après les premiers plaisirs du contact du bain. L’ordre ne tarda point : d’un doigt impérieux, le maître lui intima de s’agenouiller près de lui :

— Alors, triple buse, lui susurra-t-il dès qu’il eut obtempéré, l’agent français qui croyait partir en avion à Rabat, est-il, comme prévu, parti en fumée ? Hum ? Hésiterais-tu à me dire la vérité, mon angelot ?

— La bombe a explosé comme prévu, bredouilla Pinocchio. Le Bateleur aurait dû se trouver là, à l’instant précis où la déflagration a eu lieu. Hélas, il a été appelé in extremis au téléphone par un inconnu :

— Le Bricoleur s’en est sorti une fois encore, siffla Hortengul, les mâchoires serrées.

— Le Bateleur, Sire, corrigea Pinocchio. Oui, le diable a été sauvé, juste…

Il ne put achever sa phrase : la poigne d’Hortengul s’était abattue sur sa nuque, et elle serrait comme un étau. Pinocchio se courba en avant, fut contraint de plonger la tête tout entière dans la formidable masse de larmes.

— Bois, avorton, maugréa Hortengul, les yeux révulsés, la trogne de travers. Bois ! Désaltère-toi de ce philtre. Singe pathétique, étouffe-toi.

Pinocchio se débattait, mais Hortengul résistait, pris de frénésie. Pourtant, au bout de quelques instants, il arracha Pinocchio à la noyade. À bout de souffle, le mulâtre avala l’air à pleine bouche, hoqueta.

— Que s’est-il passé ensuite ? demanda, froid, Hortengul, indifférent à ses problèmes respiratoires.

— La Bateleur s’est envolé pour Rome, assura le souffre-douleur. Il s’est rendu, comme vous l’aviez imaginé, à Florence, chez Scarpio Poggioli.

— Passionnant, ricana Hortengul. Continue, mon lapin, ton suspense me fascine au plus haut point : qu’est-il advenu au scorpion de Scarpio ?

— Éliminé, Votre Excellence. Comme vous le souhaitiez.

— Parfait, mon bonhomme. Et le Français ?

— Les malfrats que nous avons soudoyés l’ont coincé dans un appartement loué par Scarpio Poggioli. C’est là que l’italien lui avait donné rendez-vous. Ils se sont arrangés pour lui coller le meurtre sur le dos.

— Quel meurtre ?

— Celui de Scarpio Pogioli, Votre Alt…

— Sois clair dans tes propos, et ne me lèche pas les bottes toutes les cinq minutes, araignée du matin ! Mais revenons à nos propos : Ce Brindonneur, j’aurais préféré qu’ils le liquident, tes hommes de main.

— Le Bateleur, Sire.

— Si tu veux, insoutenable bavard. La police italienne, a bien entendu, arrêté le coupable présumé ?

— En principe, elle ne pouvait pas le manquer, s’empressa de dire Pinocchio qui n’aimait guère l’expression rusée de son compère. Sous l’effet d’un annihileur de volonté, l’agent français aura été pris l’arme du crime en main. En Italie, c’est suffisant pour la chaise électrique : depuis quelques mois, la Justice de ce pays ne fait plus de cadeaux.

Hortengul laissa passer un court silence puis déclara :

— Je ne puis me contenter de cette approximation : j’exige une certitude, pendard !

— Vous l’aurez sous peu, promit Pinocchio, la gorge serrée. Dès que la radio et les journaux annonceront la mort de Poggioli.

— Je ne te souhaite pas que le Français se soit à nouveau dérobé, prévint Hortengul, l’œil en feu.

— Nos hommes ont exécuté un plan irréprochable, se défendit Pinocchio.

Le maître fit jouer ses doigts de pieds hors du liquide, demanda les ingrédients du jour :

— Va chercher le jasmin et les anguilles, bon à rien.

Pinocchio détala, soulagé. Il revint les bras chargés de deux paniers, déversa leur contenu dans la baignoire en même temps. Les fleurs en paquets firent une écume blanche au-dessus des anguilles vives qui se contorsionnèrent frénétiquement autour du corps blême.

Hortengul se mit à pousser des piaulements sauvages qui alertèrent Pinocchio mais le mulâtre ne pouvait savoir s’ils étaient d’amusement ou de douleur.

— Essence de sottise, finit-il par comprendre, au milieu des hurlements. Tire-moi de là, assassin !

Paniqué, il passa ses bras sous les aisselles d’Hortengul, le souleva, mais le Président-Gouverneur perdit pied sur les anguilles, l’entraîna. Pinocchio tomba dans la baignoire la tête la première, par-dessus Hortengul Membres emmêlés, les deux hommes barbotèrent un moment de façon incohérente puis Pinocchio, affolé, réussit un rétablissement, s’agrippa au rebord de la baignoire. Comme il tentait de se hisser pour s’arracher au bouillonnement occasionné par les anguilles qui le mordaient et Hortengul qui gesticulait comme un dément, Le Président-Gouverneur le saisit à bras-le-corps. Pinocchio se propulsa de toutes ses forces mais, déséquilibrée, la baignoire chavira. Le fracas fut grand.

Parmi les fleurs rouges et blanches s’étalèrent les corps ensanglantés, les traits noirs des anguilles, et ruisselèrent les millions de larmes que burent les tentures.